vendredi 5 avril 2019

Le monument des fusillés pour l’exemple de 14-18 à Chauny fait polémique (CP.fr-5/04/19)

Inauguré ce samedi 6 avril à Chauny (Aisne), le monument en hommage aux fusillés pour l’exemple est encore décrié par quelques-uns.



LES FAITS

Samedi 6 avril à 11 heures, le maire Marcel Lalonde (divers droite) inaugurera le monument des fusillés de 14-18, au parc Notre-Dame de Chauny.
Le monument a été financé par une souscription nationale de citoyens, lancée par la Libre pensée. 1 400 donateurs ont permis de récolter 100 000 €.
Certains contestent le bien-fondé du monument. Les autorités de la République, le préfet en tête, ne se bousculent pas pour assister à cette cérémonie lourde de sens.
 

Même cent ans après l’Armistice, ce n’est toujours pas la paix autour des fusillés pour l’exemple de 14-18. Ainsi, des historiens axonais n’apprécient pas l’érection d’un monument en leur mémoire. La bataille fait à nouveau rage dans l’Aisne à 50 kilomètres du Chemin des dames. Les opposants sont quasi-prêts « à fusiller » - le mot est-il vraiment trop fort ? - les quatre personnages en pierre calcaire de Saint-Maximin, qu’ils jugent même d’un goût douteux.
Pour les opposants à la réhabilitation collective des fusillés, le débat serait clos. La mission du professeur d’histoire Antoine Prost dans le cadre du Centenaire, les déclarations de François Hollande en novembre 2013, après celles de Jospin en 1998 à Craonne et Sarkozy en 2008, la création d’un espace « fusillés » au musée de l’Armée et la mise en ligne des dossiers sur le site Mémoire des hommes... sont des gestes suffisants pour purger définitivement la question. Selon eux, le souhait de François Hollande « au nom de la République qu’aucun des Français qui participèrent à cette mêlée furieuse ne soit oubliée » émis au Chemin des dames en avril 2017 sifflerait la fin d’un siècle de débats et de controverses passionnels.
C’est le sens de la charge des Soissonnais Denis Rolland, président de la société historique locale, et Jean-Luc Pamart, président de Soissonnais 14-18, qui ont écrit une lettre ouverte au maire de Chauny Marcel Lalonde. Les deux opposants trouvent « étonnant et choquant à plus d’un titre » l’érection de ce monument à Chauny. « Quelle est la légitimité de Chauny dans cette démarche ? (…) L’association (la Libre Pensée) qui finance ce monument est connue pour ses positions militantes… Le caractère artistique du monument est discutable… En cette période de fortes tensions sociales, croyez-vous cela opportun ? (…) Peut-on édifier un monument aux morts dans un espace public avec des travaux financés par la commune ? »
D’autres considèrent que l’installation à Chauny, plutôt qu’au Chemin des dames, terre des mutineries de 1917, « brouille le message » historique. Rappelons que l’armée française, parmi d’autres belligérants, a fusillé des soldats de son camp dès 1914, et pas seulement sur le front dans l’Aisne. 

Le monument, « message de tolérance, d’humanité et de fraternité »

Ces questions de Rolland et Pamart ont provoqué une réaction cinglante de la Saint-Quentinoise Nicole Aurigny, vice-présidente nationale de la Libre Pensée et à la tête de l’association pour l’érection du monument, fondée fin 2014 : « C’est une lettre lamentable de deux personnes qui défendent leur pré carré, comme si les fusillés, en quelque sorte, leur appartenaient. »
Dès l’installation du monument, ce 1er avril au parc Notre-Dame de Chauny, en présence du sculpteur Frédéric Thibault, des représentants de la Ville ont également réagi aux accusations des deux Soissonnais. « Leur lettre est ridicule. Ce sont eux qui politisent la chose. Chauny est une ville centrale de l’Aisne, une ville d’ouverture. C’est un projet de deux ans, commente le directeur de cabinet Emmanuel Liévin. nous accueillons ce monument par conviction, en empathie avec la société d’aujourd’hui, c’est un message de tolérance, d’humanité et de fraternité. » Le maire, Marcel Lalonde (Parti radical), confirme : « C’est une question d’humanisme, il suffit de revoir le film Le pantalon rouge pour comprendre. Je porte en moi ce combat humaniste, je suis un homme libre et indépendant. Chauny a été envahi cent fois dans son histoire, ce monument est le bienvenu. »
Tout un groupe d’associations - dont la Libre pensée, des anciens combattants (l’ARAC), la Ligue des droits de l’homme, des pacifistes, des syndicalistes, qui militent depuis toujours pour la réhabilitation des fusillés - soutient aussi l’initiative. Et considère l’inauguration de ce monument comme une nouvelle étape nationale dans leur combat.
La préfecture de l’Aisne a fait dire mardi soir « qu’aucun membre du corps préfectoral ne pourra se rendre à la cérémonie, en raison de contraintes d’agenda ». Le président de la Région, Xavier Bertrand, est aussi pris par ailleurs...
En tout cas, un millier de personnes sont possiblement attendues à Chauny ce samedi, dont Yves Veyrier, secrétaire général de FO, le petit-fils du député Brizon (un socialiste qui refusa de voter les crédits de guerre en 1916) ou des descendants de fusillés de 14-18. La famille du soldat Bersot, fusillé pour son pantalon rouge (le film d’Yves Boisset) sera ainsi présente. « Les fusillés sont d’abord des victimes et c’est bien qu’on ne les oublie pas non plus », résume Christophe, un Chaunois de 68 ans présent lors de l’installation du monument lundi. Ce discours d’apaisement n’est-il pas celui qui doit prévaloir pour le dévoilement d’un tel monument ? 

Nicolas Totet
 


Paroles de descendants de fusillés 
(Le Courrier Picard -5 Avril 2019 - 16:04)

Louis Alain Didier, 

petit-fils d’Alphonse Didier fusillé pour l’exemple le 12 juin 1917

 

« Il y a cent ans mon grand-père Alphonse Didier était passé par les armes pour insubordination après trois ans de service au sein de l’armée française en guerre contre l’Allemagne. Ses descendants ainsi que sa veuve ont ignoré la vérité des faits reprochés ainsi que les détails de sa fin tragique que j’oserai qualifier d’injuste ! La faute était grave peut-être, mais le châtiment fut le plus cruel : la suppression de la vie ! Ce n’est qu’en août 2006, il y donc maintenant onze ans, que le hasard m’a permis d’entrer en contact avec l’historien Denis Rolland. La lecture de son livre La grève des tranchées fut une véritable révélation et à travers lui, j’ai pu enfin connaître les détails de la triste fin de mon grand-père. Ce fut l’arrêt brutal d’un conte sans doute savamment imaginé par ma grand-mère afin d’adoucir et enjoliver les faits à l’égard de ses enfants : après le refus d’un groupe de soldats de remonter au front sachant qu’ils étaient promis à une mort certaine, quatre d’entre eux furent condamnés à mort, mais Alphonse étant père de trois enfants aurait été épargné. Par esprit de solidarité, il aurait exigé de partager le sort de ses camarades et s’en serait expliqué dans une lettre écrite à sa femme dans la nuit précédant son exécution. Cette lettre bien évidemment n’a jamais été retrouvée. La douleur et la honte à supporter étaient donc moindre et le fautif était dès lors transformé en héros aux yeux des siens durant 89 ans. La lecture des faits relatés dans les archives mises au jour par les historiens n’enlève rien au courage de cet homme, qui n’hésita pas à descendre du camion embourbé qui le conduisait au supplice afin d’aider ses bourreaux et ainsi en terminer plus vite avec son inexorable destin. La « forte tête » comme l’a décrit le général Hirschauer dans son rapport n’était point un lâche et il l’a prouvé une fois de plus en refusant le bandeau lors de son exécution !
Comme l’a très bien dit l’ancien soldat de Douaumont, Roland Dorgelès : « Les souvenirs atroces qui nous tourmentent encore s’apaiseront, on oubliera. Oh ! Je sais bien, c’est odieux, c’est cruel, mais pourquoi s’indigner : c’est humain. » Le souvenir de ces cent années nous permet à tous de repousser cet oubli, de remémorer une page tragique de notre histoire, si petite soit-elle, et de faire vibrer la fibre émotionnelle des descendants de ces malheureux condamnés. J’écris ces mots avec une certaine rage au cœur en pensant aux personnes de ma famille disparues qui ont vécu et souffert en première ligne cette tragédie et mon désir est que résonnent ici leurs noms en regrettant profondément qu’elles ne puissent plus assister aux commémorations et surtout qu’elles ne puissent plus jamais apprendre les détails d’un crime d’État dont on leur avait caché la crue vérité.
Les voici : tout d’abord Jeanne, ma grand-mère laissée veuve et abandonnée par la nation avec ses trois filles en bas âge et qui a dû lutter, ô combien, pour les nourrir et les élever face à l’opprobre de la société et des autorités civiles et militaires.
Puis dans l’ordre d’âge, les trois petites innocentes… Jeanne, Renée et Yvonne ma mère, qui a toujours porté avec amertume ce lourd fardeau et m’a transmis avec un étrange mélange d’orgueil et de honte le souvenir d’un père qu’elle avait si peu connu, ayant seulement sept ans lors du drame.
Comment ne pas ressentir un sentiment d’indignation mêlé de colère à chaque remémoration de ces épisodes et de leurs tristes conséquences ?
Je remercie depuis Madrid, où je réside, toutes les personnes qui dédient avec une passion sans égale une grande partie de leur vie afin de maintenir vivante la flamme du souvenir et je remercie aussi vivement mon amie Martine pour bien vouloir me prêter sa voix afin que ces quelques lignes puissent être lues et partagées. Casimir Canel, Alphonse Didier, Jean-Louis Lasplacettes, vous avez été victimes des circonstances tragiques et cruelles de votre temps mais vous resterez vivants dans nos cœurs. »


Martine Lacout-Loustalet, 

petite-nièce de Jean-Louis Lasplacettes


« Jean-Louis Lasplacettes, Alphonse Didier, Casimir Canel, par-delà le temps et l’espace, nous sommes venus ici pour rendre hommage à votre courage et votre volonté de dignité. Vous avez connu le destin tragique de ces millions d’hommes enfournés dans ce terrible conflit. Mais au nom de la patrie pour laquelle vous avez donné le meilleur de vous-mêmes depuis le premier jour, l’ordre de votre mort a été imposé par des Français. Au lever du jour du 12 juin 1917, chacun face au peloton d’exécution, votre corps a été criblé de balles pour avoir dénoncé ce vécu insupportable des combats inutiles et sans cesse renouvelés, destructeurs de tant de vies. Par-delà le temps et l’espace, au nom de la famille Lasplacettes, je viens dire combien nous sommes fiers de vous et nous en portons un témoignage permanent pour que votre mémoire et celles des autres fusillés pour l’exemple, soient gravées à jamais dans les consciences. »

 

Éric Viot:

«Le combat n’est pas terminé»

Que vous inspire la querelle autour du monument des fusillés à Chauny dans l’Aisne ?
« C’est un peu dommage d’en arriver là. Le poids d’une partie de l’armée dans notre pays, et des membres de certaines associations d’anciens combattants, n’est pas étranger à ces positions opposées de principe à la réhabilitation des fusillés pendant la guerre 14-18. Depuis une dizaine d’années, je travaille le sujet et j’en ai conclu que ces drames sont aussi un prolongement de la lutte des classes. »

Vos recherches aboutissent à quels chiffres ?
« J’ai d’abord travaillé sur les fichiers des soldats déclarés non-morts pour la France, soit 550 fusillés. Avec tous ceux exécutés sans procès, j’en suis à 769 fusillés et la réalité est, de toute évidence, bien plus sombre avec l’incidence des exécutions sommaires. Selon mes recherches, plus de 60 % des fusillés l’ont été pour « abandon de poste », « refus d’obéissance » ou « mutilation volontaire ».

Les opposants à la réhabilitation collective invoquent systématiquement « les condamnés de droit commun » fusillés, qu’en pensez-vous ?
« Il manque 20 à 25 % des dossiers de justice. Il est donc impossible de refaire les enquêtes pour certains fusillés. La réhabilitation au cas par cas, cent ans après, n’aurait pas de sens. Dans toutes mes recherches, je n’ai trouvé qu’un seul cas de viol, quelques cas d’homicide dont un poilu qui avait déjà tué avant guerre. J’ai aussi l’exemple d’un soldat qui perd littéralement la tête après une attaque à la baïonnette. Il refuse de remonter au front et sera fusillé. Le lien est très important entre la folie et les fusillés. »

Qu’ont permis vos recherches approfondies ?
« Dans mon département de la Sarthe, j’ai réussi à faire inscrire trois noms de fusillés sur le monument aux morts de leur village natal, dont un, Lhermenier fusillé à Roucy dans l’Aisne, avait des descendants. C’est ma fierté. Dans le même genre que le drame du pantalon rouge du soldat Bersot, j’ai aussi déniché l’histoire d’un soldat fusillé qui n’arrivait plus à marcher et voulait seulement changer une chaussure. »

Selon vous, ce débat cent ans après est-il clos ?
« Tant qu’un président de la République française ne prononcera pas officiellement la réhabilitation collective, le combat ne cessera pas et n’est pas terminé. Le nouveau monument de Chauny est une pierre de plus dans le débat et ce combat. »