mercredi 20 décembre 2017

L'histoire d'un "fusillé pour l'exemple" Lucien Bersot : "l’affaire du pantalon rouge", suivie du film d'Yves Boisset "Le Pantalon"


Lucien Bersot est né le 7 juin 1881 à Authoison en Haute-Saône. Mobilisé au 60e RI en 1914, il est fusillé le 13 février 1915 à Fontenoy dans l’Aisne et réhabilité le 12 juillet 1922. A l’occasion du centenaire de sa mort, le symbole de Lucien Bersot et de son pantalon rouge souillé de sang continue d’occuper les mémoires contemporaines de la Grande Guerre.



Lucien Bersot « fusillé pour l’exemple »

En janvier 1915, le 60e RI est durement éprouvé après les combats de Soissons dans l’Aisne, avec près de 1 500 pertes. Grelottant de froid dans les tranchées, le soldat Bersot profite de la relève dans le village de Fontenoy pour demander le 11 février 1915 au sergent-fourrier du régiment un pantalon de drap de laine rouge réglementaire, pour remplacer son pantalon de lin blanc dit « bourgeron » porté normalement à la caserne, hors d’usage et qui ne le protège pas du froid. Le sergent lui propose alors un pantalon en loques et maculé de sang, pris sur un soldat mort, ce que Bersot refuse. Pour ce refus, Lucien Bersot se voit infliger une peine de huit jours de prison par le lieutenant André. A la suite de cette décision arbitraire, un mouvement de solidarité amène ses camarades à venir protester devant le bureau du commandant de compagnie. Un petit groupe de 7 hommes tentent alors de convaincre le lieutenant André de changer le motif de la punition. L’injustice exprimée ainsi avec force par les camarades de Bersot est alors perçue comme une mutinerie par le colonel Auroux. Cet officier tout juste nommé à la tête du régiment depuis le 22 janvier 1915 notera plus tard dans un rapport daté du 16 octobre 1916 :
« Dans une compagnie de réserve, le refus d’obéissance de Bersot soulève une mutinerie contre le commandant de la compagnie dont l’autorité cesse d’être reconnue au moment où il peut en avoir le plus grand besoin et qui fait appel à la mienne. J’envoie à son appel arrêter les meneurs avec ordre de les amener à mon poste de combat. Le général Nivelle commandant la brigade était également à son poste de combat. Par le téléphone qui nous relie, je lui rends compte, que sans quitter mon poste de combat ni mon commandement, je vais constituer séance tenante un conseil de guerre pour arrêter dans l’œuf cette indiscipline en présence de l’ennemi. Sa réponse est affirmative ». 

Le colonel Auroux décide donc marquer le coup et de faire passer Lucien Bersot en conseil de guerre spécial pour refus d’obéissance en présence de l’ennemi. L’aumônier du régiment qui assista Bersot dans ses derniers moments expliquera dans une lettre à sa veuve, que cet officier a « voulu leur montrer qu’il entendait qu’une discipline de fer régnait sur son régiment ». Le 11 février 1915, le conseil de guerre spécial se réunit à Fontenoy. Fait exceptionnel, il est présidé par le colonel Auroux en personne, alors qu’il a ordonné la mise en accusation. Il dira clairement, lors de la préparation du procès au sergent greffier Jean Perruche, juge d’instruction dans le civil, qu’il souhaitait se servir de cet incident pour faire « un exemple » au reste de la troupe : « Je vous ai fait appeler, me dit le colonel Auroux, parce que je suis en face d’une rébellion de soldats ; il faut que je fasse des exemples, en tuer un ou deux. J’ai décidé de réunir le Conseil spécial, et comme j’entends que tout se passe régulièrement, comme vous êtes commis-greffier et magistrat, vous me prêterez votre concours ; trouvez-moi un texte qui me permette d’atteindre mon but ! ». Lucien Bersot est condamné à mort et exécuté le 13 février 1915. Un des compagnons du condamné, Élie Cottet-Dumoulin, qui est intervenu pour tenter d’adoucir la sentence, est condamné à 10 ans de travaux forcés. Notons que l’enquête et les interrogatoires du Conseil de guerre ont aujourd’hui disparu avec les archives judiciaires de la 14e division d’infanterie à laquelle appartenait le 60e RI, aux archives de la Défense. Un témoin racontera cependant l’exécution. 

Gabriel Degoix, adjudant à la compagnie hors rang du 60e RI, il témoigne dans son carnet :
"Samedi 13 Février 1915.
Pluie épouvantable dans la matinée.
A 6h30, exécution de Bersot, en dehors du village. Ce pauvre diable a dû passer une nuit atroce. Il est pris, comme une loque, et porté au lieu d’exécution par le lieutenant Billey et l’aumônier du 60ème. Le peloton d’exécution se compose de 4 sergents, 4 caporaux et 4 hommes. Ses deux camarades de la veille sont là, comme témoins. Derrière viennent quatre hommes avec une pioche, et quatre autres avec une pelle. Sous le commandement d’un adjudant, une rafale, et c’est tout. Le coup de grâce, deux fois. Avant de mourir, le condamné appelle sa femme et sa fille Camille : triste chose que les nécessités de la guerre".
( ajout sur le carnet par le fils de Gabriel : "Mon père m’a dit qu’une distribution d’effets malpropres était à l’origine de l’affaire ; elle avait donné lieu à une vive altercation. Par la suite, Bersot a été réhabilité. Je pense qu’il faut se garder de juger, mais seulement considérer combien, après des mois d’une guerre atroce, la vie humaine avait pu perdre de sa valeur. D’ailleurs, mon père, d’ordinaire si sensible à la misère des gens, ne voit dans les faits que la conséquence des "nécessités de la guerre" ). 

Le cas Bersot témoigne de la crainte des officiers de voir des mouvements collectifs d’indiscipline se manifester à l’arrière. Ainsi, la condamnation de Lucien Bersot ne correspond pas au Code de justice militaire, car le délit a été constaté à l’arrière et non « en présence de l’ennemi », ce que ne manquera pas de souligner une première révision qui casse le jugement du Conseil de guerre spécial, le 14 septembre 1916.

Réhabilitation et mémoire

La mort de Lucien Bersot est une tragédie pour sa veuve comme elle en témoignera dans un article publié en 1924 :
"Il y a toujours des gens de cœur. Ah ! vous ne saurez imaginer ce que je pus souffrir lorsque j’appris dans la rue, le 18 février 1915, l’épouvantable nouvelle. Et à la douleur de l’éternelle séparation s’ajoutait la honte. Oui, je devais, avec ma chère fille, supporter le poids de la honte. Je n’étais pas la femme d’un héros. Mon mari n’était pas mort pour une noble cause. Il était mort par le caprice d’un lâche. Quelle douleur pour une femme, pour une fille de savoir qu’il était mort dans des circonstances aussi abominables ! Quelques jours après, je reçus l’avis de décès de mon mari. Il n’était pas conçu en termes infamants, mais il ne portait pas comme les autres la mention : Mort au champ d’honneur ! Je ne pouvais me présenter nulle part sans être blâmée, bafouée". 

Après la guerre, une campagne de presse est engagée par le journal Germinal sous la plume d’un jeune avocat, René Rücklin, conseiller général de Belfort, elle est soutenue par la Ligue des droits de l’homme. Puis, c’est le député et ancien combattant, Louis Antériou, qui mène l’affaire devant le Parlement en 1921, surtout contre le colonel Auroux, désigné comme le « fusilleur ». Il demande que l’affaire soit rejugée non pas par un tribunal militaire mais civil : « Guidé par le seul souci de la vérité, je vous demande [au ministre de la Guere] de convoquer le tribunal régulier qui pourra juger le cas du colonel Auroux…Je demande des juges pour le colonel Auroux ! ». La cour de cassation réunie le 13 juillet 1922 réhabilite enfin Lucien Bersot et condamne l’État à verser 5000 francs à sa veuve et 15000 francs à sa fille.

Arrêt rendu par la Cour de cassation, Chambre criminelle, le 13 juillet 1922

Bénéficiant dans un premier temps des campagnes de réhabilitation des affaires de Vingré et de Souain, le cas de Lucien Bersot, bien que réhabilité, ne sera pas l’objet d’une attention mémorielle particulière. Il faut attendre 1994 pour qu’une plaque soit inaugurée à Fontenoy, village où a eu lieu l’exécution. La plaque honore la mémoire de Lucien Bersot mais aussi celle de Léonard Leymarie, fusillé, quant à lui, le 12 décembre 1914 dans la commune. Là aussi, l’activisme mémoriel lié à Vingré, situé à proximité, joua un rôle important. Bien que modeste, il faut soulignait que cette stèle est la première à la mémoire de soldats fusillés depuis celles inaugurées dans les années 1920. Une autres plaque est inaugurée à Besançon en 2009. Depuis, la mémoire de Lucien Bersot continue d’être portée par ses descendants. Récemment, Martine Hadjaj, arrière-petite-fille de Justine Bersot, cousine de Lucien, a œuvré en particulier pour honorer le soldat fusillé dans son village natal, Authoison. Elle a contacté les descendants de Justine qui, tous, ont accepté de financer une plaque commémorative. Cette plaque a été inaugurée dans le village en avril 2014. Notons que la plaque salue la mémoire de "tous les fusillés pour l’exemple de la guerre 1914-1918".

"L’affaire du pantalon rouge", entre fiction et réalité

Parmi les « affaires » de fusillés connues grâce au militantisme de l’entre-deux-guerres ou mis au jour depuis par les travaux des historiens, l’histoire de Lucien Bersot a été à plusieurs reprises l’objet de fiction. Elle a été remis en scène une première fois en 1982, par Alain Scoff dans un roman « Le Pantalon », réédité en 1998. En 1997, c’est Yves Boisset qui réalise le téléfilm "Le Pantalon" adapté du livre éponyme de son ami Alain Scoff (co-auteur avec lui du scénario de « L’affaire Séznec »). Le film s’articule essentiellement sur l’erreur judiciaire qui conduit à l’exécution de Lucien Bersot. Si le livre n’avait pas reçu un large écho lors de sa première édition, le téléfilm d’Yves Boisset accompagnera l’activisme en faveur des réhabilitations à l’occasion du 90e anniversaire de la fin du conflit en 1997 et 1998. La fiction largement démonstrative permet de revenir auprès du grand public sur un sujet encore controversé, notamment parmi l’armée, comme en témoignera Yves Boisset dans un entretien publié en Belgique :
"Etant donné que ce film avait, d’une certaine manière, un côté scandaleux et risquait d’être mis en cause par les milieux militaires à propos de sa véracité, nous avons fait très attention. C’est d’ailleurs le général Bach, qui était chef du service historique de Vincennes (je crois qu’aujourd’hui on peut le dire) qui m’a conseillé, mais pas officiellement car il n’en avait pas le droit. Il est d’ailleurs venu en Belgique pour commander la reconstitution de l’exécution de Bersot. Il a accompli un travail de recherche considérable que j’aurais été incapable de faire".

Reportage à l’occasion de la diffusion du téléfilm « Le Pantalon » en 1997

Lors de sa diffusion en 1997 « Le pantalon » est le premier film français à évoquer le sort des "fusillés pour l’exemple" de la Grande Guerre (même si Stanley Kubrick, américain, l’avait déjà fait dans « Les sentiers de la gloire » en 1957, d’ailleurs interdit en France jusqu’en 1975, ou encore « Pour l’exemple » (1964), film du Britannique Joseph Losey qui raconte l’histoire d’un soldat britannique fusillé en 1917). Rattrapé depuis par une production cinématographique qui évoque les fusillés dont « Un long dimanche de fiançailles » de Jean-Pierre Jeunet (2004), « Les fragments d’Antonin » de Gabriel le Bornin (2005), et « Les Fusillés » de Philippe Triboit (2014), le film l’est aussi par l’historiographie sur les fusillés qui s’est considérablement enrichie depuis les quinze dernières années. « Le Pantalon », rediffusé sur les chaines de France Télévisions en 2014 à l’occasion du centenaire, continue de servir de support à de nombreux travaux pédagogiques dans les classes des collèges et lycées. Sur scène, plusieurs auteurs de pièces de théâtre revendiquent aussi s’être inspirés de l’histoire de Lucien Bersot. Ce fut le cas dans « La fleur au fusil » jouée en 2013 au festival d’Avignon ("Une histoire de la Grande Guerre, du Pantalon Rouge à Verdun, en passant par la camaraderie au front..."), ou encore « 1914-1918 : Bleu Sombre Horizon », par la compagnie « La tripe du Bœuf », la même année. La compagnie de théâtre des Menteurs d’Arlequin proposait encore avant les vacances de Noël 2014 un spectacle aux collégiens de Besançon sur « l’histoire vraie de Lucien Bersot ».

Pour aller plus loin :
"Les Fusillés, icône contemporaine" par Nicolas Offenstadt
"Les fusillés de la Grande Guerre : l’affaire Lucien Bersot", sur le réseau-canopé.fr



        Le Pantalon, film d'Yves Boisset         (1997, 103', vf)