Paris,
Place de la République, nuit du 7 Janvier 2015. Des dizaines
de bougies vacillent au pied de Marianne. La République est en
deuil. Qui pourra dire l'accablement, cette tristesse dans tous les
yeux, cette impossibilité de former des paroles qui ne paraissent
pas dérisoires? On prend soudain la mesure du crime. Les fanatiques
ont voulu tuer le courage, l'humour critique, l'insolence salutaire,
ces audaces de l'art et de la satire qui parlaient vrai et clair.
Et
ce alors que la complaisance électoraliste inventait le
politiquement correct pour travestir la trahison en réalisme, en
expressions confuses, en formules ambiguës. Car enfin confondre
l'esprit critique avec la stigmatisation, la culture avec le culte,
la fermeté du droit avec la violence arbitraire, c'est brouiller le
sens des principes et encourager leurs adversaires. De même réduire
la laïcité à l'égalité des religions et non de toutes les
convictions, c'est discriminer l'humanisme athée ou agnostique.
Paradoxe.
C'est l'humour impertinent qui a tenu lieu de clarté
politique, quand trop de responsables se sont livrés à
l'incantation de principes qu'ils n'osaient plus défendre
concrètement. Chez Cabu, chez Charb, chez Honoré, chez Tignous,
chez Wolinski, héros ordinaires de la clarté comme du courage, la
liberté ne s'encombrait pas d'opportunismes ou de silences
partisans. Elle jaillissait avec la fraîcheur du regard sans
concession, la force d'un absolu dit hâtivement "irresponsable",
mais assumé comme tel à rebours des lâchetés intéressées.
Oui les dessinateurs de Charlie étaient les "instituteurs
du peuple" chers à Victor Hugo. Leurs caricatures
géniales surgissaient de la conscience spontanée qui pointe
l'inqualifiable et le donne à voir sans autre violence que celle du
fanatisme dénoncé. On riait devant le dessin et sa légende, car il
visait juste en passant à la limite, mais selon un clin d'oeil
complice qui n'avait rien de cette violence pointée du doigt.
Ces
hommes de culture ne voulaient nullement faire la leçon. Ils
incarnaient la liberté vive de l'être humain, cette sorte de
langage sans façon qui convoque la pensée dans le sourire provoqué,
et produit la conscience émancipée. Ces artistes modestes et
tendres n'étaient jamais méchants, mais toujours féroces avec
l'inhumanité qu'ils dessinaient sans complexe ni fausse pudeur. Ils
dénonçaient l'intolérance et le racisme, la xénophobie et la
bêtise meurtrière. Ils s'inscrivent désormais dans la "tradition
des opprimés" chère à Walter Benjamin. Ils côtoient
Jean Calas et le Chevalier de Labarre, Giordano Bruno et Michel
Servet, suppliciés au nom de la religion. Ils sont les héritiers de
Voltaire, qui "écrasait l'infâme" dans l'humour du
Dictionnaire philosophique, de Diderot qui dénonçait le
fanatisme dans La Religieuse, d'Averroès qui invitait à lire
le Coran avec distance dans le Discours décisif.
Cabu,
Charb, Honoré,Tignous et Wolinski n'ont jamais confondu le respect
de la liberté de croire, conquis par l'émancipation laïque, et le
respect des croyances elles-mêmes. Ils ont su qu'on peut critiquer
voire tourner en dérision une religion, quelle qu'elle soit, et que
ce geste n'a rien à voir avec la stigmatisation d'un personne en
raison de sa religion. Ils ont pratiqué la laïcité par la liberté
de leur art, sans l'affubler d'adjectifs qui attestent une réticence
hypocrite. Ni ouverte ni fermée, leur laïcité avait l'évidence
nette de leurs dessins créateurs. Car ils savaient que
l'indépendance des lois communes à l'égard de toute religion est
la condition des libertés comme de l'égalité, mais aussi
celle d'un cadre commun à tous, capable d'unir sans soumettre. Ils
savaient, comme le rappelle Bayle, qu'il n'existe de blasphème
que pour ceux qui vénèrent la réalité dite blasphémée.
Dans un état de droit laïque nul délit de blasphème n'est
légitime. Quant aux responsables religieux qui naguère ont
poursuivi en justice Charlie Hebdo ils ne manqueront pas de verser
des larmes hypocrites et de défendre en paroles la laïcité et la
liberté. Duplicité. En tenant à faire du blasphème un délit ils
ont témoigné de leur conception rétrograde et pris une très
lourde responsabilité morale.
Cabu,
Charb, Honoré,Tignous et Wolinsky savaient et montraient clairement
que les fidèles des religions ne peuvent être confondus avec leurs
délinquants. Ni le christianisme avec Torquemada qui envoya au
bûcher tant d'"hérétiques" ou avec les poseurs de bombe
qui le 23 Octobre 1988 firent 14 blessés graves en incendiant le
cinéma Saint-Michel qui projetait La dernière tentation du
Christ. Ni le judaïsme avec Baruch Goldstein qui le 25 Février
1994 abattit à Hébron 29 palestiniens ou avec Yigal Amir qui
assasina Yitzhak Rabin le 4 Novembre 1995 après avoir vu dans un
verset de la Bible une incitation au meurtre. Ni l'Islam avec les
fous de Dieu qui le 11 septembre 2001 précipitèrent des avions
contre les Twin-Towers de New York, causant la mort de plus de 3000
personnes, ou avec les tortionnaires de l'Etat Islamique qui violent
les femmes et décapitent des journalistes.
Cabu,
Charb, Honoré,Tignous et Wolinski nous manquent déjà, d'une
absence cruelle qui nous fait mesurer ce qu'ils apportaient à
l'humanité rieuse et pensante, à la lucidité collective, à la
conscience libre. Et avec eux nous manquent toutes les personnes qui
ont subi cette mort aveugle, soit en s'opposant courageusement aux
tueurs, comme les policiers, soit en se trouvant là, en conférence
de rédaction ou à l'accueil.
Si
nous voulons être Charlie, vraiment, nous devons bannir toute
tentation de transiger sous quelque prétexte que ce soit avec les
principes de notre République. Des principes conquis dans le sang et
les larmes, à rebours de traditions rétrogrades qui n'épargnèrent
aucune culture, aucune région du monde. Liberté, égalité,
fraternité. Et laïcité, plus que jamais.
Henri Pena-Ruiz
dernier ouvrage paru: Dictionnaire amoureux de la laïcité (Editions Plon)
(Prix National de la laïcité 2014)