Lucien Bersot « fusillé pour l’exemple »
En janvier 1915, le 60e RI est durement éprouvé après les combats de
Soissons dans l’Aisne, avec près de 1 500 pertes. Grelottant de froid
dans les tranchées, le soldat Bersot profite de la relève dans le
village de Fontenoy pour demander le 11 février 1915 au sergent-fourrier
du régiment un pantalon de drap de laine rouge réglementaire, pour
remplacer son pantalon de lin blanc dit « bourgeron » porté normalement à
la caserne, hors d’usage et qui ne le protège pas du froid. Le sergent
lui propose alors un pantalon en loques et maculé de sang, pris sur un
soldat mort, ce que Bersot refuse. Pour ce refus, Lucien Bersot se voit
infliger une peine de huit jours de prison par le lieutenant André. A la
suite de cette décision arbitraire, un mouvement de solidarité amène
ses camarades à venir protester devant le bureau du commandant de
compagnie. Un petit groupe de 7 hommes tentent alors de convaincre le
lieutenant André de changer le motif de la punition. L’injustice
exprimée ainsi avec force par les camarades de Bersot est alors perçue
comme une mutinerie par le colonel Auroux. Cet officier tout juste
nommé à la tête du régiment depuis le 22 janvier 1915 notera plus tard
dans un rapport daté du 16 octobre 1916 :
« Dans une compagnie de réserve, le refus d’obéissance de Bersot
soulève une mutinerie contre le commandant de la compagnie dont
l’autorité cesse d’être reconnue au moment où il peut en avoir le plus
grand besoin et qui fait appel à la mienne. J’envoie à son appel arrêter
les meneurs avec ordre de les amener à mon poste de combat. Le général
Nivelle commandant la brigade était également à son poste de combat. Par
le téléphone qui nous relie, je lui rends compte, que sans quitter mon
poste de combat ni mon commandement, je vais constituer séance tenante
un conseil de guerre pour arrêter dans l’œuf cette indiscipline en
présence de l’ennemi. Sa réponse est affirmative ».
Le colonel Auroux décide donc marquer le coup et de faire passer
Lucien Bersot en conseil de guerre spécial pour refus d’obéissance en
présence de l’ennemi. L’aumônier du régiment qui assista Bersot dans ses
derniers moments expliquera dans une lettre à sa veuve, que cet
officier a « voulu leur montrer qu’il entendait qu’une discipline de fer
régnait sur son régiment ». Le 11 février 1915, le conseil de guerre
spécial se réunit à Fontenoy. Fait exceptionnel, il est présidé par le
colonel Auroux en personne, alors qu’il a ordonné la mise en accusation.
Il dira clairement, lors de la préparation du procès au sergent
greffier Jean Perruche, juge d’instruction dans le civil, qu’il
souhaitait se servir de cet incident pour faire « un exemple » au reste
de la troupe : « Je vous ai fait appeler, me dit le colonel Auroux,
parce que je suis en face d’une rébellion de soldats ; il faut que je
fasse des exemples, en tuer un ou deux. J’ai décidé de réunir le Conseil
spécial, et comme j’entends que tout se passe régulièrement, comme vous
êtes commis-greffier et magistrat, vous me prêterez votre concours ;
trouvez-moi un texte qui me permette d’atteindre mon but ! ». Lucien
Bersot est condamné à mort et exécuté le 13 février 1915. Un des
compagnons du condamné, Élie Cottet-Dumoulin, qui est intervenu pour
tenter d’adoucir la sentence, est condamné à 10 ans de travaux forcés.
Notons que l’enquête et les interrogatoires du Conseil de guerre ont
aujourd’hui disparu avec les archives judiciaires de la 14e division
d’infanterie à laquelle appartenait le 60e RI, aux archives de la
Défense. Un témoin racontera cependant l’exécution.
Gabriel Degoix,
adjudant à la compagnie hors rang du 60e RI, il témoigne dans son
carnet :
"Samedi 13 Février 1915.
Pluie épouvantable dans la matinée.
A 6h30, exécution de Bersot, en dehors du village. Ce pauvre diable a dû passer une nuit atroce. Il est pris, comme une loque, et porté au lieu d’exécution par le lieutenant Billey et l’aumônier du 60ème. Le peloton d’exécution se compose de 4 sergents, 4 caporaux et 4 hommes. Ses deux camarades de la veille sont là, comme témoins. Derrière viennent quatre hommes avec une pioche, et quatre autres avec une pelle. Sous le commandement d’un adjudant, une rafale, et c’est tout. Le coup de grâce, deux fois. Avant de mourir, le condamné appelle sa femme et sa fille Camille : triste chose que les nécessités de la guerre".
Pluie épouvantable dans la matinée.
A 6h30, exécution de Bersot, en dehors du village. Ce pauvre diable a dû passer une nuit atroce. Il est pris, comme une loque, et porté au lieu d’exécution par le lieutenant Billey et l’aumônier du 60ème. Le peloton d’exécution se compose de 4 sergents, 4 caporaux et 4 hommes. Ses deux camarades de la veille sont là, comme témoins. Derrière viennent quatre hommes avec une pioche, et quatre autres avec une pelle. Sous le commandement d’un adjudant, une rafale, et c’est tout. Le coup de grâce, deux fois. Avant de mourir, le condamné appelle sa femme et sa fille Camille : triste chose que les nécessités de la guerre".
( ajout sur le carnet par le fils de Gabriel : "Mon père
m’a dit qu’une distribution d’effets malpropres était à l’origine de
l’affaire ; elle avait donné lieu à une vive altercation. Par la suite,
Bersot a été réhabilité. Je pense qu’il faut se garder de juger, mais
seulement considérer combien, après des mois d’une guerre atroce, la vie
humaine avait pu perdre de sa valeur. D’ailleurs, mon père, d’ordinaire
si sensible à la misère des gens, ne voit dans les faits que la
conséquence des "nécessités de la guerre" ).
Le cas Bersot témoigne de la crainte des officiers de voir des
mouvements collectifs d’indiscipline se manifester à l’arrière. Ainsi,
la condamnation de Lucien Bersot ne correspond pas au Code de justice
militaire, car le délit a été constaté à l’arrière et non « en présence
de l’ennemi », ce que ne manquera pas de souligner une première révision
qui casse le jugement du Conseil de guerre spécial, le 14 septembre
1916.
Réhabilitation et mémoire
La mort de Lucien Bersot est une tragédie pour sa veuve comme elle en témoignera dans un article publié en 1924 :
"Il y a toujours des gens de cœur. Ah ! vous ne saurez imaginer ce
que je pus souffrir lorsque j’appris dans la rue, le 18 février 1915,
l’épouvantable nouvelle. Et à la douleur de l’éternelle séparation
s’ajoutait la honte. Oui, je devais, avec ma chère fille, supporter le
poids de la honte. Je n’étais pas la femme d’un héros. Mon mari n’était
pas mort pour une noble cause. Il était mort par le caprice d’un lâche.
Quelle douleur pour une femme, pour une fille de savoir qu’il était mort
dans des circonstances aussi abominables ! Quelques jours après, je
reçus l’avis de décès de mon mari. Il n’était pas conçu en termes
infamants, mais il ne portait pas comme les autres la mention : Mort au
champ d’honneur ! Je ne pouvais me présenter nulle part sans être
blâmée, bafouée".
Après la guerre, une campagne de presse est engagée par le journal
Germinal sous la plume d’un jeune avocat, René Rücklin, conseiller
général de Belfort, elle est soutenue par la Ligue des droits de
l’homme. Puis, c’est le député et ancien combattant, Louis Antériou, qui
mène l’affaire devant le Parlement en 1921, surtout contre le colonel
Auroux, désigné comme le « fusilleur ». Il demande que l’affaire soit
rejugée non pas par un tribunal militaire mais civil : « Guidé par le
seul souci de la vérité, je vous demande [au ministre de la Guere] de
convoquer le tribunal régulier qui pourra juger le cas du colonel
Auroux…Je demande des juges pour le colonel Auroux ! ». La cour de
cassation réunie le 13 juillet 1922 réhabilite enfin Lucien Bersot et
condamne l’État à verser 5000 francs à sa veuve et 15000 francs à sa
fille.
Bénéficiant dans un premier temps des campagnes de réhabilitation des
affaires de Vingré et de Souain, le cas de Lucien Bersot, bien que
réhabilité, ne sera pas l’objet d’une attention mémorielle particulière.
Il faut attendre 1994 pour qu’une plaque soit inaugurée à Fontenoy,
village où a eu lieu l’exécution. La plaque honore la mémoire de Lucien
Bersot mais aussi celle de Léonard Leymarie, fusillé, quant à lui, le 12
décembre 1914 dans la commune. Là aussi, l’activisme mémoriel lié à
Vingré, situé à proximité, joua un rôle important. Bien que modeste, il
faut soulignait que cette stèle est la première à la mémoire de soldats
fusillés depuis celles inaugurées dans les années 1920. Une autres
plaque est inaugurée à Besançon en 2009. Depuis, la mémoire de Lucien
Bersot continue d’être portée par ses descendants. Récemment, Martine
Hadjaj, arrière-petite-fille de Justine Bersot, cousine de Lucien, a
œuvré en particulier pour honorer le soldat fusillé dans son village
natal, Authoison. Elle a contacté les descendants de Justine qui, tous,
ont accepté de financer une plaque commémorative. Cette plaque a été
inaugurée dans le village en avril 2014. Notons que la plaque salue la
mémoire de "tous les fusillés pour l’exemple de la guerre 1914-1918".
"L’affaire du pantalon rouge", entre fiction et réalité
Parmi les « affaires » de fusillés connues grâce au militantisme de
l’entre-deux-guerres ou mis au jour depuis par les travaux des
historiens, l’histoire de Lucien Bersot a été à plusieurs reprises
l’objet de fiction. Elle a été remis en scène une première fois en 1982,
par Alain Scoff dans un roman « Le Pantalon », réédité en 1998. En
1997, c’est Yves Boisset qui réalise le téléfilm "Le Pantalon" adapté du
livre éponyme de son ami Alain Scoff (co-auteur avec lui du scénario de
« L’affaire Séznec »). Le film s’articule essentiellement sur l’erreur
judiciaire qui conduit à l’exécution de Lucien Bersot. Si le livre
n’avait pas reçu un large écho lors de sa première édition, le téléfilm
d’Yves Boisset accompagnera l’activisme en faveur des réhabilitations à
l’occasion du 90e anniversaire de la fin du conflit en 1997 et 1998. La
fiction largement démonstrative permet de revenir auprès du grand public
sur un sujet encore controversé, notamment parmi l’armée, comme en
témoignera Yves Boisset dans un entretien publié en Belgique :
"Etant donné que ce film avait, d’une certaine manière, un côté
scandaleux et risquait d’être mis en cause par les milieux militaires à
propos de sa véracité, nous avons fait très attention. C’est d’ailleurs
le général Bach, qui était chef du service historique de Vincennes (je
crois qu’aujourd’hui on peut le dire) qui m’a conseillé, mais pas
officiellement car il n’en avait pas le droit. Il est d’ailleurs venu en
Belgique pour commander la reconstitution de l’exécution de Bersot. Il a
accompli un travail de recherche considérable que j’aurais été
incapable de faire".
Reportage à l’occasion de la diffusion du téléfilm « Le Pantalon » en 1997
Lors de sa diffusion en 1997 « Le pantalon » est le premier film
français à évoquer le sort des "fusillés pour l’exemple" de la Grande
Guerre (même si Stanley Kubrick, américain, l’avait déjà fait dans « Les
sentiers de la gloire » en 1957, d’ailleurs interdit en France jusqu’en
1975, ou encore « Pour l’exemple » (1964), film du Britannique Joseph
Losey qui raconte l’histoire d’un soldat britannique fusillé en 1917).
Rattrapé depuis par une production cinématographique qui évoque les
fusillés dont « Un long dimanche de fiançailles » de Jean-Pierre Jeunet
(2004), « Les fragments d’Antonin » de Gabriel le Bornin (2005), et
« Les Fusillés » de Philippe Triboit (2014), le film l’est aussi par
l’historiographie sur les fusillés qui s’est considérablement enrichie
depuis les quinze dernières années. « Le Pantalon », rediffusé sur les
chaines de France Télévisions en 2014 à l’occasion du centenaire,
continue de servir de support à de nombreux travaux pédagogiques dans
les classes des collèges et lycées. Sur scène, plusieurs auteurs de
pièces de théâtre revendiquent aussi s’être inspirés de l’histoire de
Lucien Bersot. Ce fut le cas dans « La fleur au fusil » jouée en 2013 au
festival d’Avignon ("Une histoire de la Grande Guerre, du Pantalon
Rouge à Verdun, en passant par la camaraderie au front..."), ou encore
« 1914-1918 : Bleu Sombre Horizon », par la compagnie « La tripe du
Bœuf », la même année. La compagnie de théâtre des Menteurs d’Arlequin
proposait encore avant les vacances de Noël 2014 un spectacle aux
collégiens de Besançon sur « l’histoire vraie de Lucien Bersot ».
"Les Fusillés, icône contemporaine" par Nicolas Offenstadt
"Les fusillés de la Grande Guerre : l’affaire Lucien Bersot", sur le réseau-canopé.fr
Le Pantalon, film d'Yves Boisset (1997, 103', vf)